Justice : Le Service du travail obligatoire (STO) en procès, 80 ans après
Âgé de 102 ans, Albert Corrieri s’est présenté, le matin du 25 février, devant le tribunal administratif de Marseille. Il demande réparation à l’État pour les deux années passées en Allemagne il y a 80 ans dans le cadre du Service du travail obligatoire. Une requête à laquelle s’oppose le ministère des Armées. Récit d’une bataille juridique et historique.
Ce mardi matin, la petite salle d’audience du tribunal administratif de Marseille n’est pas suffisamment grande pour accueillir l’ensemble des journalistes et des proches venus soutenir Albert Corrieri. L’homme de 102 ans, soigneusement vêtu, s’installe au premier rang, prêt à mener son dernier combat. « C’est un procès pour l’histoire », lance son avocat à l’attention du public. « Je veux raconter tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai subi », poursuit le vieil homme, bien décidé à obtenir réparation pour avoir été déporté en Allemagne en 1943 dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO). Deux ans passés à trimer dans une usine de produits chimiques exploitée par IG Farben.
Comme lui, plus de 600 000 Français, soit 6 % des hommes de l’époque en âge de travailler, ont été envoyés de force dans des usines allemandes pour y effectuer des tâches épuisantes en subissant pression et cadence infernales. Quelques jours avant son procès, Albert Corrieri, installé dans son salon, replonge dans cette matinée où sa vie a basculé.
Ce jour-là, le jeune Marseillais qui a décroché quelques jours auparavant un poste de commis de cuisine dans un restaurant situé près du Vieux-Port comprend que son tour est arrivé quand il voit débarquer des soldats allemands. « Ils ont pris mes papiers et m’ont dit de venir les chercher à 17 heures à la Kommandatur. J’ai tout de suite pensé au STO mais je ne croyais pas partir aussi vite. Arrivé gare Saint-Charles, Albert Corrieri constate qu’il n’est pas le seul à avoir été convoqué. Ils sont plus d’une centaine à embarquer dans un train, direction l’usine IG Farben de Ludwigshafen, une petite ville située dans l’est de l’Allemagne. Pendant vingt-cinq mois, sous-alimenté, il y passe treize heures par jour à charger du charbon dans des wagons sans jamais recevoir le moindre salaire. En septembre 1943, les bombardements des Alliés s’intensifient. « Nous n’avions pas le droit de nous cacher dans les abris, ils étaient réservés aux Allemands », se souvient Albert Corrieri, qui en réchappe contrairement à de nombreux camarades.
Blessé par un éclat d’obus, il est hospitalisé un mois avant de pouvoir rentrer en France, en avril 1945, laissant une partie de lui en Allemagne. « Encore aujourd’hui, je fais des cauchemars », dit-il, feuilletant un classeur qui renferme ses archives personnelles.
En 1957, Albert Corrieri obtient le statut de « victime du travail forcé en Allemagne nazie ». Mais celui-ci n’offre aucune réparation, seulement une pension aux travailleurs invalides. Alors il se rend au consulat d’Allemagne. Il est « bien accueilli », dit-il, mais aussitôt remercié quand il expose les raisons de sa venue. Un demi-siècle plus tard, le ciel s’éclaircit au gré d’une rencontre avec Michel Ficetola, un historien autodidacte spécialisé dans la rafle du Vieux-Port qui lui conseille de porter l’affaire devant les tribunaux. C’est ainsi que naît l’idée de réclamer au ministère des Armées le paiement des heures travaillées, à savoir 43 200 euros. Avec comme argument massue l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.
« Le ministre des Armées a conclu au rejet de la requête », estimant que le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité ne s’attache qu’à l’action pénale et à l’action civile, rappelle, ce mardi matin, le président du tribunal administratif. Invité à s’exprimer, le rapporteur public défend la même position, faisant valoir que les anciens travailleurs du STO se sont vu refuser le statut de « déportés de travail », à l’issue d’une bataille juridique les opposant aux rescapés des camps de concentration et d’extermination.
« Albert Corrieri a été déporté par la volonté du régime de Vichy. Il vient aujourd’hui demander réparation à la République française, solder le bilan mémoriel de cette tragique période », rappelle Michel Pautot, son avocat. Peu importe les arguments juridiques avancés par le ministère des Armées et le rapporteur public, il demande au tribunal d’être « créateur de droit face à l’histoire». « La déportation n’est pas contestée et pas contestable. Dire qu’il y a prescription n’a pas de sens, cela revient à dire qu’il y a plusieurs crimes contre l’humanité, un crime contre M. Corrieri qui serait prescriptible et les autres qui seraient imprescriptibles.»
De l’imprescribilité des crimes contre l’humanité
Il y a quelques semaines, Michel Pautot usait des mêmes arguments sans parvenir à convaincre le tribunal administratif de Nice. Le 4 février dernier, ses juges ont rejeté la demande de réparation formulée par un autre ancien du STO, Erpilio Trovati, âgé de 101 ans. Comme Albert Corrieri, il demandait au tribunal de condamner l’État à lui verser 33 400 euros pour les treize mois de labeur au sein de l’usine chimique Deutsche Metal. Dans son jugement, le tribunal a lui aussi estimé que « le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité » ne concerne que « les actions pénales et civiles », les demandes de réparation dirigées par des particuliers contre l’Etat étant, elles, soumises à une prescription quadriennale, ont argué les juges.
« Mettre en cause la responsabilité de l’État français est, selon moi, une fausse piste », fait valoir de son côté maître Emmanuel Ludot. Depuis vingt ans, cet avocat inscrit au barreau de Reims, parcourt la France entière pour aider des survivants et leurs descendants - « une cinquantaine au total », dit-il - à obtenir réparation pour ce travail forcé subi pendant des mois, voire des années. Contrairement à son confrère marseillais, Emmanuel Ludot a choisi de saisir les prud’hommes plutôt que le tribunal administratif. « Je tente d'identifier une entreprise allemande et je demande que le travail forcé soit indemnisé. Pour contourner l’obstacle de la prescription, je défends l’imprescriptibilité car le travail forcé est de l’escalavage et l’esclavage est un crime contre l’humanité.»
En 2004, grâce à lui, Louis Rougé, âgé de 82 ans à l’époque, obtient plus de 276 000 euros pour les vingt-trois mois de travail obligatoire effectués en Allemagne, entre juin 1943 et mai 1945. Avec cette décision, le conseil des prud’hommes de Draguignan condamne l’État allemand comme successeur du III° Reich. En juillet dernier, Emmanuel Ludot a déposé une énième requête, cette fois-ci devant le conseil des prud’hommes de Rouen pour demander réparation aux entreprises qui ont exploité pendant quatre ans la force de travail d’Émile Gosselin, décédé en 1974. Il s’agit d’IG Farben, Joh A Benckiser et Waagner Biro AG.
La voie des prud’hommes
Bien que ce travail forcé n’ait donné lieu à la signature d’aucun contrat, Emmanuel Ludot considère que le conseil des prud’hommes est tout à fait légitime à juger ce type d’affaire. « Le travail, sous prétexte qu’il est forcé, ne peut entraîner ipso facto la gratuité », défend-il dans sa requête, consultée par Blast, rappelant la jurisprudence de la Cour de cassation qui a conclu dans un arrêt du 17 avril 1991 que « l’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs.» Et même lorsque cette activité est effectuée hors de France, complète un autre arrêt de la Cour de cassation du 2 mars 1996.
Dans ce dossier, Emmanuel Ludot réclame 144 000 euros au titre des salaires non versés et 500 000 euros de dommages et intérêts. « Émile Gosselin a été libéré dans des conditions sanitaires déplorables », fait-il valoir, en référence à la perte de ses dents et à un pneumothorax.
Cette affaire témoigne aussi de la volonté de certaines entreprises allemandes d’entamer un travail de mémoire et de reconnaître leur rôle dans la machine nazie. En 2023, rattrapée par son passé, l’une des plus riches familles d’industriels allemands, les Reimann, demandent aux Arolsen Archives, le centre international de documentation sur les persécutions nazies, de l’aider à retrouver d’anciens travailleurs réquisitionnés par l’entreprise Joh. A. Benckiser pendant la Seconde Guerre mondiale. Le centre identifie 850 personnes, parmi lesquelles figure Émile Gosselin. Quelques semaines plus tard, son petit-fils Damien reçoit un courrier dans lequel la famille exprime ses « profonds regrets », et se propose d’indemniser ses héritiers à hauteur de 10 000 euros.
Au début des années 2000, dans « un geste de réconciliation », l’Allemagne et certaines entreprises allemandes comme Volkswagen, AEG, Siemens ou Daimler-Benz ont également mis sur pied un système d’indemnisation des travailleurs forcés. En sept ans, la Fondation Souvenir, responsabilité et avenir a versé entre 2 500 et 7 500 euros, soit plus de 4,37 milliards d'euros, à 1,66 million de personnes dans plus de 100 pays. En France, ni Albert Corrieri, ni Émile Gosselin ont vu la couleur de cet argent.
Leur dernier espoir est d’obtenir justice. « Albert Corrieri est arrivé au crépuscule de sa vie, il vient demander réparation », insiste auprès du président du tribunal son avocat. Le jugement sera rendu le 18 mars.
Source : Blast